Les coutumes marocaines sont-elles en danger ?

Illustration du dossier sur les coutumes marocaines © Lebrief
C’était une époque florissante… Les anciennes nous le racontent, les demeures ne désemplissaient pas. La vie foisonnait dans les quartiers et les enfants étaient choyés par toute la communauté. Les barrières sociales n’existaient pas et les traditions marocaines se partageaient entre familles et voisins. Cependant, avec l’exode rural, la réduction des espaces de vie et le rythme effréné du quotidien, ces traditions se perdent-elles ? D’après nos aînées, c’est le cas, mais les anthropologues ne s’accordent pas tous sur ce point. Les familles marocaines continuent elles de célébrer ensemble ? Qu’en est-il vraiment ?
Vous rappelez-vous de la blague de l’humoriste Gad El Maleh, dans son spectacle Décalages de 1997 : « Au Maroc, je me rappelle que dans les immeubles, le sucre du deuxième étage montait au neuvième, la théière du douzième descendait au premier ; l’immeuble était vivant, il était en mouvement. » Lors de ce spectacle, l’humoriste marocain faisait une comparaison entre le Maroc et le Canada, mais aujourd’hui, on pourrait faire le parallèle entre cette époque révolue et la nôtre. Les immeubles ne semblent plus vivre, la vie s’est éclipsée des paliers, et les salutations deviennent de plus en plus rares entre voisins.
Ce portrait, peint avec amertume, n’est que le reflet de nombreuses années durant lesquelles les Marocains se sont éloignés de leurs coutumes, pourtant solidement établies. Est-ce une généralité ? Pas nécessairement. « Pour y répondre, il faudrait réaliser un recensement, une étude ethnographique détaillée afin de déterminer les traditions dont nous sommes les héritiers et, parallèlement, observer comment s’opère l’érosion, si érosion il y a, et comment se perpétuent ce que l’on pourrait nommer des survivances, c’est-à-dire la manière dont les pratiques traditionnelles se prolongent, même modifiées », réfléchit le Professeur Farid El Asri, docteur en anthropologie, diplômé en islamologie et en judaïsme, agrégé en langue arabe, titulaire de la Chaire « Cultures, Sociétés et Faits Religieux » et actuellement Doyen du Collège des Sciences Sociales de l’Université internationale de Rabat (UIR).
Le Maroc, pays de traditions séculaires, se distingue par ses coutumes distinctives. La cérémonie du thé à la menthe, délicieuse et conviviale, symbolise l’hospitalité marocaine. Les fêtes religieuses tiennent également une place prépondérante. L’Aïd al-Fitr, qui marque la fin du Ramadan, et l’Aïd al-Adha, célébré par le sacrifice du mouton, sont des moments de rassemblement familial, de repas généreux et de partage avec les nécessiteux. Le Mawlid Annabawi, qui commémore la naissance du Prophète Mohammed, est une période de narration, de prière et de chants traditionnels qui s’élèvent à travers le pays.
Le mariage marocain illustre ces traditions, c’est un festival éclatant de couleurs, de musiques et de coutumes. La mariée, ornée de son plus beau henné, rayonne dans son caftan fastueux. « On observe une tendance croissante à renouer avec les mariages traditionnels, en redynamisant les coutumes ancestrales, comme le temps passé au hammam », note l’anthropologue. Ces cérémonies, à l’instar des souks hebdomadaires où le troc et la négociation sont élevés au rang d’art, reflètent l’essence même d’un Maroc authentique.
Toutefois, cette richesse culturelle est parfois en péril. La rapide évolution du monde actuel, l’impact de la mondialisation et la migration des jeunes vers les centres urbains et à l’étranger participent à l’affaiblissement de ces traditions. « De façon générale, ce qui évolue, c’est bien sûr notre relation au temps. C’est un point crucial. Autrement dit, nous disposons de moins en moins de temps, et par conséquent, les longues pauses, comme celles passées entre amis autour d’une tanjia qui exige une journée entière… Ces moments se font rares. De même, je pense aux instants passés en famille, aux réunions qui constituaient un élément de socialisation extrêmement important », explique Pr. Farid El Asri.
Autrefois pivot de la vie en communauté, les rites de passage évoluent ou s’évanouissent. Les contes, jadis transmis de vive voix par les anciens, emblèmes de sagesse et d’histoire, deviennent rares, supplantés par des contenus numériques fugaces. Les nouvelles générations, imprégnées de modes de vie inédits, tendent à négliger ces traditions pour embrasser une culture mondialisée. Les cérémonies religieuses et les festivités, souvent édulcorées, perdent en majesté. Ainsi, un héritage immatériel, sculpté à travers les âges, menace de disparaître. Sa préservation devient impérative, en promouvant l’éducation, la transmission au sein de la famille, et les projets culturels qui assureront la pérennité des us et coutumes marocains, face aux aléas du changement.
L’influence de la modernisation et de l’urbanisation sur les coutumes
Avec l’accélération de la modernisation des villes marocaines et l’urbanisation grandissante, les pratiques culturelles, jadis centrales dans la vie communautaire, perdent de leur importance. Dans les campagnes, les traditions telles que les moussems et les cérémonies religieuses, profondément enracinées dans la culture locale, sont toujours célébrées, mais en ville, elles deviennent moins présentes. L’urbanisation provoque une rupture du lien avec les ancêtres, la terre et la communauté, compliquant ainsi la transmission des coutumes marocaines entre les générations.
L’anthropologue Farid El Asri observe que le Maroc a subi une urbanisation massive au cours du dernier demi-siècle. Auparavant, la vie s’organisait dans des villages, au sein de maisons familiales accueillant l’ensemble du noyau familial. Aujourd’hui, l’urbanisation a conduit à des logements plus restreints, comme des appartements de deux chambres, réduisant la capacité d’accueil. Par conséquent, l’organisation spatiale a modifié les relations sociales : la maison, autrefois centre d’accueil, est devenue un simple lieu de résidence pour un noyau familial réduit, compliquant ainsi les interactions sociales.
Les célébrations traditionnelles figurent parmi les premiers aspects culturels affectés par cette érosion. Les moussems, qui étaient à l’origine des fêtes religieuses, réunissaient les communautés autour de personnalités saintes honorées. Bien que ces événements, mêlant rituels religieux et activités sociales, économiques et culturelles, conservent une importance dans certaines régions, ils perdent en popularité dans les métropoles. Les nouvelles générations, surtout, montrent un intérêt décroissant pour ces festivités, souvent considérées comme dépassées..
Certaines célébrations créent un sentiment d’unité et permettent à la communauté de se réunir autour d’une figure symbolique. Cependant, avec l’émergence de diverses formes de divertissement moderne, l’attrait pour ces pratiques traditionnelles s’affaiblit.
Au-delà des enjeux spatio-temporels, se pose également la question de la digitalisation. Bien qu’elle soit bénéfique pour le partage d’informations, elle peut nuire aux échanges verbaux et familiaux authentiques : « On réalise qu’un nouveau facteur a modifié notre perception du temps : la numérisation. De nos jours, beaucoup d’interactions se font à distance. La commodité de la communication à distance et des outils numériques peut, de fait, éroder certaines traditions. Cela est observable lors des grandes célébrations de l’Islam, par exemple, où l’on envoie des messages pour présenter ses vœux, accompagnés d’images de bouquets de fleurs animées… Toutefois, ces échanges se déroulent sur les réseaux sociaux, réduisant ainsi le temps consacré à rendre visite en personne. La traditionnelle interpellation ‘Chkoun’ suivie de la réponse ‘9rib’ est désormais mise entre parenthèses », regrette l’anthropologue.
La transformation des habitudes alimentaires marque un signe évident de l’érosion des traditions marocaines. Jadis, les repas constituaient des moments familiaux et communautaires, incarnant les traditions locales par des plats emblématiques. Le couscous, le tajine et la pastilla, qui symbolisent la gastronomie marocaine, restent populaires, mais leur mode de préparation et de consommation a évolué. Aujourd’hui, de nombreuses familles, surtout urbaines, optent pour des repas rapides ou à emporter, délaissant les plats traditionnels considérés comme trop longs à préparer. Les recettes héritées se transmettent de moins en moins. En outre, les changements dans les modes de vie, caractérisés par la dispersion des familles et l’absence des aînés dans les foyers, contribuent à cette déperdition. « La marocanité ne se limite pas au couscous et au caftan, même si ceux qui évoquent le couscous fréquentent davantage les Tacos de Lyon que d’autres lieux. Néanmoins, le changement de plat est significatif car le couscous est intimement lié au temps passé en famille. Et habituellement, c’est autour de la grand-mère, la doyenne, que la famille se réunit… », explique Pr. El Asri.
Bien que les zones rurales semblent moins affectées par la numérisation, elles n’en sont pas pour autant épargnées. Selon l’anthropologue, ces zones ressentent également l’impact, peut-être moins intensément que les mégapoles ou les grandes villes, mais l’installation croissante de bornes Internet en est la preuve. La numérisation influence la gestion du temps, l’aménagement des routes et favorise une mobilité accrue. Les habitants des villages, de plus en plus connectés, perçoivent eux aussi les effets de ces changements sur leurs pratiques et cultures.
Une perte de souffle ou une transformation des coutumes marocaines ?
La transmission des connaissances et des traditions de génération en génération s’affaiblit. Les enfants grandissent dans des milieux où l’apprentissage des coutumes marocaines, familiales et culturelles devient de plus en plus rare. Les grands-parents, jadis piliers de cette transmission, sont souvent relégués à des rôles secondaires, en particulier dans les familles urbaines. Cette évolution empêche les jeunes de s’immerger dans les pratiques traditionnelles, et des éléments du patrimoine comme la langue amazighe, essentielle à la culture marocaine, sont menacés. L’éducation des enfants a évolué ; ils passent désormais plus de temps à l’école, dans des clubs ou devant des écrans, qu’avec leurs aînés, ce qui peut nuire à la transmission des valeurs et des compétences culturelles.
…de nombreux exemples le démontrent, une réelle prise de conscience de l’importance de préserver ce patrimoine, qu’il soit tangible ou intangible…
Professeur Farid El Asri, docteur en anthropologie
Cependant, même à travers les réseaux sociaux, on observe une volonté de préservation de l’identité marocaine et musulmane par la jeune génération. Comme le retour aux valeurs traditionnelles à l’étranger, par un retour à la nature, à l’église… chez les jeunes Marocains également, un renouveau semble émerger, avec le partage de Douaa’ matinales et d’analyses de textes coraniques. « Je ne crois pas que les traditions se perdent, elles évoluent, prenant une forme différente. On peut le regretter, mais c’est un fait historique. Il y a toujours eu des érosions, des affaiblissements de pratiques, ou des revigorations », explique Farid El Asri. « Il y a aussi une forte demande de redécouverte d’un héritage riche, dense et séculaire, largement méconnu. C’est cela, aujourd’hui, l’identification à la marocanité, pas seulement à travers des slogans ou des vestiges, mais par une véritable redécouverte. Et je le répète souvent, de nombreux Marocains doivent redécouvrir le Maroc, son terroir, ses traditions et ses racines. C’est un défi majeur. Mais je mise également sur une réelle vitalité, une prise de conscience aiguë, et il existe de nombreux exemples qui l’illustrent, une prise de conscience de l’importance de préserver cet héritage, qu’il soit matériel ou immatériel. »
Devant la disparition graduelle des traditions, de nombreuses initiatives voient le jour pour sauvegarder et valoriser les pratiques et coutumes marocaines. Des événements tels que le festival des arts populaires à Marrakech ou les journées du patrimoine à Casablanca cherchent à revitaliser les traditions et à sensibiliser les jeunes générations à leur importance.
En outre, des associations culturelles et des institutions spécialisées s’attachent à l’enseignement des arts traditionnels comme la poterie, la broderie et la musique. Ces initiatives ont pour but de préserver les savoir-faire artisanaux et artistiques nationaux et de promouvoir la réappropriation du patrimoine culturel par la jeunesse.
Les autorités locales et les entités internationales contribuent aussi à la protection des traditions marocaines par le biais de programmes dédiés à la préservation du patrimoine culturel immatériel. L’enregistrement de pratiques spécifiques au sein de la liste du patrimoine immatériel de l’UNESCO a aidé à éveiller la conscience collective sur la nécessité de sauvegarder ces coutumes menacées.