Ni expatriés, ni locaux, ni immigrants… Comment définir ces citoyens du monde qui s’installent, pour quelques années, sans filet, dans un pays qui n’est pas le leur? Des itinérants, des nomades ? Dans son livre, CM Patha dresse les caractéristiques de ces millions d’individus dont on n’entend pas la voix. Beaucoup d’entre vous se reconnaitront !
Elles seraient près de 250 millions, ces personnes vivant loin de leur pays d’origine, par choix ou par contrainte. Soit la 5e population la plus nombreuse du monde. La plupart sont des migrants, des immigrants, des expatriés, des réfugiés… mais des centaines de milliers (ou plus) ne collent à aucune de ces définitions. Ce sont ceux qui ont choisi de vivre à l’étranger au départ pour quelques années, à la recherche d’une formation ou répondant à une opportunité professionnelle, ou sans but précis, déménageant au gré de leurs envies ou de leurs possibilités. Issus de la génération Y, ils sont suivis de près par la génération Z. CM Patha vient de leur consacrer un livre : Roaming: Living and Working Abroad in the 21 st Century. On pourrait traduire en français les “roamers” par “itinérants”. Née au Canada, de nationalité tchèque, installée à Londres il y a une dizaine d’années, c’est un peu par hasard qu’elle a commencé à travailler sur ce phénomène.
“Dans une ville aussi cosmopolite que Londres, je vois beaucoup de monde s’installer, repartir, explique-t-elle. Je connais beaucoup d’étrangers. Ces personnes, pour la plupart, vivent comme les Britanniques. Ils travaillent, payent leurs impôts. Personne n’aurait l’idée d’utiliser le mot « expatriés » pour les décrire.”
Au sens strict, “expatrié” signifie “qui vit hors de sa patrie”, et c’est comme cela que nous l’entendons lorsque nous l’utilisons dans nos articles sur lepetitjournal.com. CM Patha estime en revanche que ce mot garde parfois une connotation coloniale : “Les employés des compagnies coloniales qui partaient en Orient étaient appelés des expatriés. De plus, les expatriés ont un contrat souvent avantageux financièrement et surtout, à la fin de leur mission, ils rentrent dans leur pays d’origine. Les roamers ne se reconnaissent pas dans ce terme, ils n’ont aucun privilège. Quand ils s’installent, les expats vont aller à l’ambassade, à l’accueil. Les roamers ne vont pas nécessairement avoir ces reflexes. Ce n’est pas leur priorité. Ils préfèrent une expérience locale. Eux sont à l’étranger « pour l’instant ». D’ailleurs, la plupart d’entre eux se demandent ; « chez moi, c’est où ? »”
Vive la mixité !
Suivant son intuition, CM Patha a choisi d’interroger ces roamers (des centaines d’entre eux, de nationalités variées), pour mieux les cerner et tenter de définir quelques caractéristiques communes. A force de rencontres et de questionnaires, en voici quelques unes :
– Niveau d’éducation élevé : 72% ont un master, un PhD ou l’équivalent
– Multilinguisme : 83% parlent 2 langues ou plus couramment
– Mixité : 63% d’entre eux ont un conjoint né et élevé dans un autre pays que le leur. Un tiers d’entre eux se considère comme un TCK (Third culture kid, enfant élevé à l’étranger dans une culture autre que celle de ses parents), “mais ils élèvent des TCK !“, sourit CM Patha.
– Esprit d’entreprise : 25% ont trouvé du travail dans leur pays de résidence après s’y être installés. 18% ont monté leur propre business sur place.
– 31% sont partis pour trouver une nouvelle stimulation intellectuelle.
CM Patha (photo DR)
Ces roamers appartiennent à la classe moyenne là où ils vivent. L’itinérance se développe au rythme de l’essor des carrières globales. NellyRodiLab, compagnie française de trendspotting a d’ailleurs identifié le Roaming comme une méga tendance. “Aujourd’hui, comme avec nos téléphones mobiles, beaucoup ont un foyer « mobile », ici un jour, ailleurs peut-être plus tard.” Les technologies et les low-cost accélèrent ce nomadisme. CM Patha en est convaincue : si le 20e siècle a été marqué par l’exode rural, le 21e le sera peut-être par cette fracture entre entre ceux qui vivent toute leur vie au même endroit et ceux qui pensent global. “Alors que les roamers sont très à l’aise avec la globalisation, beaucoup aussi se rebellent, c’est ce qu’on a pu voir avec le vote Trump ou le Brexit.”
Une population invisible
“Ce qui est particulièrement frappant c’est que ces millions d’individus sont sous représentés. 58% disent ne pas avoir voté dans les dernières élections nationales.” En tant que citoyenne canadienne, CM Patha a perdu le droit de vote au bout de 5 ans à l’étranger. “C’est le cas dans pas mal de pays; après un temps plus ou moins long à l’étranger, vous n’avez plus la parole. Et ceux qui peuvent voter ne votent souvent pas, ne se sentent pas assez près, pas assez informés… La France d’ailleurs est très en avance de ce point de vue, avec des représentants au parlement des Français de l’étranger. Mais si vous vivez au Québec, peut-être préfèreriez-vous vous mêler de ce qu’il se passe au Canada ?” Confrontés à des changements de réglementation, à la merci d’un renouvellement de visa, les roamers peuvent être confrontés à la précarité sans porte-parole ou recours.
L’apport des roamers est-il bon ou mauvais pour les économies locales ? Dans certains pays comme Singapour, c’est un vrai débat. Comment gérer ce flux de plus en plus important de personnes en mouvement ? Leur retour dans leur pays d’origine est-il possible ? Autant de questions passionnantes qui méritent d’être approfondies. Car ce phénomène d’itinérance, qui n’est pas près de ralentir, “a un impact profond sur les individus, les familles, les villes, les économies, la politique, mais faute de pouvoir définir réellement les roamers, ils demeurent invisibles aux yeux de tous.”
Propos recueillis par Marie-Pierre Parlange (www.lepetitjournal.com) jeudi 18 mai 2017